Le gouvernement espagnol a adopté le 22 avril dernier le Décret 15/2020, du 21 avril, (le « Décret ») contenant des mesures permettant aux locataires (travailleurs indépendants et PMEs) de baux notamment commerciaux¹, de demander à leurs bailleurs avant le 23 mai 2020 un report dans le paiement des loyers pendant la durée de l’état d’alarme. Le report du paiement des loyers est obligatoire si le bailleur est considéré comme « grand tenancier » au sens du Décret.

Ces mesures ont été prises dans l’intention de trouver une solution provisoire à la crise sanitaire du Covid-19 qui avait amené le gouvernement à déclarer l’état d’alarme² le 14 mars dernier sur tout le territoire et provoqué une réduction et/ou une suspension de l’activité d’un grand nombre d’établissements dans pratiquement tous les secteurs.

Les PMEs et travailleurs indépendants qui exercent leurs activités dans des locaux loués ont vu leurs chiffres d’affaires fortement diminués et se sont retrouvés dans de grandes difficultés pour payer leurs loyers.

Le Décret adopté pour faire face à cette situation suscite un certain nombre d’interrogations dans l’application concrète des mesures qu’il contient, tant vis-à-vis des bailleurs que des locataires, car sa rédaction peut donner lieu à des interprétations différentes et le manque de précision de certaines formalités qu’il prévoit peur rendre sa mise en œuvre difficile.

Il est important de souligner au préalable que la suspension temporaire de l’obligation de paiement des loyers prévue par le Décret a vocation à s’appliquer seulement si les parties au bail n’ont pas déjà convenu entre elles un accord de suspension ou de réduction des loyers pour faire face à la situation du Covid-19. Cela signifie qu’indépendamment du fait qu’elles puissent considérer que les mesures du Décret leur sont plus ou moins favorables, le Décret fait primer la volonté des parties, c’est-à-dire les accords qu’elles auraient déjà pris ou qu’elles pourront conclure à l’avenir.

Si les parties au bail n’ont pas convenu d’un mécanisme qui assouplirait l’obligation du locataire de payer ses loyers pendant l’état d’alarme, le Décret propose les mesures suivantes :

Pour que la suspension du loyer ou le report temporaire et extraordinaire du loyer puisse s’appliquer, la lecture du Décret soulève les interrogations suivantes :

1)  À quels types de baux s’applique le Décret ?

Les mesures du Décret s’appliquent aux baux autres que ceux à usage d’habitation³, c’est-à-dire ceux conclus pour exercer une activité industrielle, commerciale, artisanale, professionnelle, récréative, d’assistance, culturelle ou d’enseignement. Ils incluent également la location de bureaux.

2)  Qu’entend-on par « grand tenancier » ?

D’après le Décret, un « grand tenancier » est une personne physique ou morale qui possède plus de dix (10) biens immobiliers urbains, à l’exclusion des garages et des caves, ou comprenant une superficie construite de plus de 1 500 m².

Toutefois, cette définition ne précise pas si les biens immobiliers du bailleur situés hors du territoire espagnol doivent être pris en compte. Une application par analogie de la définition donnée dans d’autres règlementations espagnoles peut nous amener à considérer qu’elle est limitée au territoire espagnol.

Le Décret ne précise pas non plus ce qu’il faut comprendre par « propriétaire » (si cela inclut tous les droits sur les biens immeubles, comme le droit d’usufruit, ou s’il s’agit uniquement de détenir la pleine propriété desdits biens) et si la définition de « bien immeuble » équivaut au concept espagnol de biens inscrits au Registre de la Propriété (« fincas registrales »).

Dans le cas où le locataire ignorerait si son bailleur est considéré comme grand tenancier, il est recommandé de s’informer auprès de lui, ce dernier devant lui communiquer cette information en vertu du principe de bonne foi contractuelle.

3)  Quels locataires peuvent demander la suspension ou le report temporaire et extraordinaire du loyer ?

Les locataires qui peuvent bénéficier des mesures définies par le Décret sont les suivants :

i.                     Les travailleurs indépendants déjà inscrits au 14 mars 2020 auprès du régime spécial de sécurité sociale des travailleurs indépendants ou à leur propre compte ou au régime spécial de sécurité sociale des travailleurs de la mer ou, le cas échéant, auprès d’une mutuelle alternative ;

ii.                   Les petites et moyennes entreprises (PMEs) sont considérées comme telles lorsqu’au moins deux des conditions suivantes sont remplies¹°:

–    le total des actifs est inférieur ou égal à quatre millions d’euros (4.000.000€) ;

–    le montant net du chiffre d’affaires annuel est inférieur à huit millions d’euros (8.000.000€) ;

–    la moyenne des salariés au cours de l’exercice ne dépasse pas cinquante (50).

Par conséquent, les entreprises qui dépasseraient les seuils énumérés ci-dessus seraient exclues du champ d’application du Décret.

Les travailleurs indépendants et les PMEs doivent également se trouver dans l’une des deux (2) situations suivantes¹¹ et en fournir la preuve au bailleur :

i.                     Leur activité a été suspendue par le Décret 463/2020, du 14 mars, ou par des ordres dictés par les autorités compétentes ou,

ii.                   Si leur activité n’a pas fait l’objet d’une suspension en vertu du Décret précité, sur le mois précédent leur demande de report des loyers au bailleur, ils doivent avoir subi une diminution de leur chiffre d’affaire mensuel d’au moins 75 % par rapport au chiffre d’affaires mensuel du même mois sur l’année précédente (calculé sur la moyenne trimestrielle de 2019).

En cas de suspension de l’activité, le locataire doit présenter à son bailleur un certificat délivré par l’Administration fiscale espagnole ou le cas échéant, par l’autorité compétente de la Communauté Autonome concernée, sur la base d’une déclaration de cessation d’activité présentée par ce dernier¹².

La procédure à suivre pour obtenir ledit certificat n’est pas encore connue à l’heure actuelle. Cependant, il convient de s’interroger sur la nécessité de suivre cette formalité car dans la pratique il aurait été plus simple pour les locataires de se référer directement à l’article 10.1 du Décret 463/2020 du 14 mars¹³ pour justifier la suspension de leurs activités.

Les locataires devant présenter leurs demandes de suspension des loyers auprès des bailleurs avant le 23 mai prochain, nous comprenons qu’il serait possible de remédier ce défaut en lui fournissant ce certificat à posteriori une fois obtenu¹⁴.

Si l’activité du locataire n’a pas été suspendue, mais ce dernier a subi une diminution de sa facturation, il devra initialement démontrer cette circonstance au bailleur en lui présentant une déclaration responsable dans laquelle il devra faire constater, sur la base des données comptables et des recettes et dépenses, que sa facturation mensuelle a diminué d’au moins 75 %, par rapport à sa facturation moyenne pour le même trimestre de l’année 2019¹⁵. Le bailleur peut également demander à son locataire de lui montrer ses livres comptables.

Se pose la question de savoir quelle est la référence que doivent prendre en compte les travailleurs indépendants et les PMEs de nouvelle création et qui ont démarré leurs activités à la fin du premier trimestre 2019. En France, par exemple, cette question a été résolue en prenant en compte la moyenne mensuelle du chiffre d’affaires sur l’année 2019 comme base de calcul pour estimer le pourcentage de pertes¹⁶.

4)  Bailleurs « grands tenanciers » : en quoi consiste la suspension des loyers ?

La suspension des loyers s’applique automatiquement aux bailleurs « grands tenanciers », dès lors que leurs locataires leur en font la demande, si ces derniers sont considérés comme travailleurs indépendants ou PME au sens du Décret.

La suspension des loyers¹⁷ permet aux locataires de s’acquitter de leurs loyers pendant toute la durée de l’état d’alarme et de ses prorogations, ainsi que pour une durée de quatre (4) mois maximum après l’expiration de ladite période, si pendant ces quatre (4) mois leurs activités continueraient à subir des pertes¹⁸.

Le Décret ne précise pas les moyens qui pourront être utilisés par les locataires pour justifier l’impact provoqué par l’épidémie de Covid-19 sur leurs activités et pour pouvoir ainsi bénéficier de la prorogation de la suspension des loyers après l’expiration de l’état d’alarme. Il n’est pas exclu que les bailleurs  demandent de démontrer cette circonstance par les moyens prévus dans le Décret pour les cas de diminutions de facturation.

Le Décret dispose qu’une fois la demande effectuée par le locataire dans le délai prévu, les loyers seront reportés, sans pénalités ni intérêts de retards, à partir de la suivante mensualité du loyer, et leurs paiements seront échelonnés sur un délai de deux (2) ans à compter de l’expiration de l’état d’alarme ou de la prorogation des quatre (4) mois susvisés, et cela, pendant la durée de vigueur du contrat de bail ou de ses prorogations¹⁹.

La rédaction de cette disposition peut laisser comprendre que la suspension des loyers s’appliquerait à partir de la mensualité suivant la demande présentée par le locataire à son bailleur²°.

Toutefois, le Décret prévoit que la suspension « s’appliquera pendant la durée de l’état d’alarme et ses prorogations », ce qui permettrait au locataire de bénéficier du report des loyers à partir du 14 mars 2020, date d’entrée en vigueur du Décret 463/2020 du 14 mars.

5)  Autres bailleurs : en quoi consiste le report extraordinaire et temporaire de l’obligation de paiement du loyer ?

Pour les bailleurs qui ne sont pas considérés comme « grands tenanciers », le report temporaire et extraordinaire des loyers demandé par le locataire n’est pas obligatoire²¹.

Le Décret ne précise pas si les conditions d’application de ce report doivent être les mêmes que celles prévues pour la suspension automatique des loyers applicables aux bailleurs « grands tenanciers ».

Par conséquent, il semblerait que le Décret laisse aux parties le soin de négocier des accords entre elles de bonne foi afin de trouver une solution provisoire pour rétablir l’équilibre économique du contrat face à la crise provoquée par l’épidémie de Covid-19.

Il convient de s’interroger sur les modalités de ces accords, et notamment savoir si ces derniers doivent nécessairement consister en un report temporaire et extraordinaire de l’obligation de payer les loyers ou si d’autres mesures, comme une réduction des loyers, pourraient être convenues.

Cette précision est importante dans la mesure où le Décret²² prévoit que dans le cadre de ces accords, les parties pourront librement disposer de la garantie légale pour le paiement total ou partiel d’une un plusieurs mensualités du loyer²³.

Une interprétation restrictive de cette disposition, nous amènerait à penser que la possibilité de disposer de la garantie légale ne serait admise que si les parties conviennent de différer le paiement des loyers. Toutefois, compte tenu que l’intention du Décret est de rapprocher les parties pour parvenir un accord dans le but de préserver leurs relations contractuelles, cette possibilité devrait pouvoir être étendue dans le cadre d’accords différents prévoyant notamment une réduction des loyers.

Le Décret prévoit que le locataire disposera d’un délai d’un (1) an à compter de la conclusion de l’accord, ou si sa durée est inférieure avant l’expiration du contrat de bail²⁴, pour rétablir la garantie légale.

Il convient de rappeler qu’en Espagne la garantie légale, qui doit être versée par le locataire en début de bail²⁵, est déposée par le bailleur auprès d’organismes dépendants des Communautés Autonomes prévus à cet effet²⁶ (en Catalogne, il s’agit de l’INCASOL, à Madrid de l’IVIMA), et doit être restituée au locataire en fin de bail²⁷.

Dans la pratique, les formalités à suivre pour pouvoir retirer la garantie légale en cours de bail ne sont pas encore définies par tous ces organismes régionaux.

6)  Les bailleurs peuvent-ils exécuter les garanties additionnelles éventuellement prêtées par les locataires ?

Les dispositions du Décret établissent un nouveau cadre réglementaire d’application exceptionnelle et limitée dans le temps. Si les mesures qu’il contient sont appliquées par les parties, cela éviterait que le locataire ne manque à son obligation de payer le loyer dans les conditions initialement prévues dans son contrat de bail.

Dans ce sens, le bailleur pourrait exécuter les garanties additionnelles éventuellement prêtées par le locataire si, dans le cadre de l’accord pris sous le contexte du Covid-19, le locataire ne respectait pas ses obligations.

Enfin, s’il est vrai que l’intention du gouvernement espagnol avec l’adoption Décret était de proposer des solutions aux parties pour que les locataires puissent faire face à la situation de crise du Covid-19, son application pratique révèle que, pour la grande majorité des baux – c’est-à-dire pour ceux dont les bailleurs ne sont pas « grands tenanciers » – il reste indispensable que les parties négocient entre elles des accords de bonne foi permettant de maintenir leurs relations contractuelles.

Tant dans les cas de reports temporaires et exceptionnels des loyers, où le Décret tend à favoriser un report du paiement du loyer (au lieu d’une réduction), que dans les cas de suspensions des loyers, le Décret reporte à une situation encore incertaine de post-Covid-19, la charge du locataire de payer, en sus du montant des loyers initialement convenus, les mensualités qui ont fait l’objet de reports.

Dans la pratique, nous ignorons encore si la situation post-Covid-19 permettra une reprise rapide de l’économie de sorte que les locataires puissent assumer sans difficulté le paiement de leurs loyers et des montants reportés.

En tout état de cause, nous pensons qu’il est essentiel pour les parties de négocier à tout moment, sur la base des principes d’équité et de bonne foi, des mesures adaptées à cette situation exceptionnelle qui leur permette de maintenir leurs relations contractuelles.

Finalement, l’encombrement à venir des tribunaux, que nous pouvons raisonnablement prévoir après cette situation extraordinaire que nous vivons, pourrait également avoir pour effet d’encourager les parties à trouver des solutions extrajudiciaires à leurs mésententes.

 

Marina Nicolas et José Villarín
M&B Avocats

 


¹ Les baux commerciaux en Espagne sont inclus dans la catégorie des « baux à usage différent de celui d’habitation ». Cette catégorie comprend notamment les baux à usage professionnel, c’est à dire ceux conclus pour exercer une activité industrielle, commerciale, artisanale, professionnelle, récréative, d’assistance, culturelle ou d’enseignement. Ils incluent la location de bureaux ;
² Décret 463/2020, du 14 mars 2020 ;
³ Article 3 de la Loi n°29/1994, du 24 novembre, relative aux baux urbains ;
Article 1.1 du Décret ;
Tel que par exemple l’article 5.9 de la Loi 24/2015, de 29 juillet, ou l’article 4 du Décret n°11/2020, du 30 mars.
Une autre façon d’obtenir ces informations pourrait consister à consulter les organismes publics, comme le Registre de la Propriété, pour savoir quels sont les biens immobiliers appartenant au bailleur. Toutefois, cette recherche pourrait s’avérer laborieuse car la description de chaque bien devra être analysée au cas par cas pour vérifier qu’elle répond bien à la définition du Décret (bien immeuble urbain, à l’exclusion des garages et des caves, ou d’une superficie construite de plus de 1 500 m²).
Article 1258 du Code Civil espagnol ;
Article 3 du Décret ;
Le Décret ne précise pas si cette définition couvrirait également les locataires PMEs appartenant à un groupe de sociétés plus important ;
¹° Article 257.1 du Royal Décret 1/2010, du 2 juillet, qui approuve le texte consolidé de la loi sur les sociétés ;
¹¹ Article 3 du Décret ;
¹² Article 4.b) du Décret ;
¹³ « 1.  L’ouverture au public des locaux et des établissements de commerce de détail est suspendue, à l’exception des commerces de détail de produits alimentaires, de boissons, de produits de première nécessité, de produits pharmaceutiques, de produits médicaux, optiques et orthopédiques, de produits d’hygiène, de coiffure, de presse et de papeterie, de carburants, de tabacs, d’équipements technologiques et de télécommunications, d’aliments pour animaux, d’Internet, de téléphone ou de vente par correspondance, de nettoyage à sec et de blanchisseries. Toute autre activité ou tout autre établissement qui, selon l’autorité compétente, peut présenter un risque de contagion, est suspendu » ;
¹⁴ Le Décret ne précise rien à cet égard ;
¹⁵ Article 4.a) du Décret ;
¹⁶ Cette précision a été établie dans le cadre des mesures d’accès au fonds de solidarité créé au profit des petites entreprises en vertu du « Décret n ° 2020-371 du 30 mars 2020 relatif aux fonds de solidarité à destination des entreprises particulièrement touchées par les conséquences économiques, financières et sociales de la propagation de l’épidémie de covid-19 et des mesures prises pour limiter cette propagation », tel que modifié par « Décret n ° 2020-433 du 16 avril 2020 » ;
¹⁷ Une interprétation restrictive du Décret ne permettrait pas au locataire de bénéficier de la suspension pour les autres montants assimilés au loyer (taxe foncière, frais de copropriété, etc.) mis fréquemment à la charge est du locataire en vertu du bail ;
¹⁸ Article 1.2 du Décret ;
¹⁹ Article 1.2 du Décret ;
²° Cette interprétation serait fondée sur le principe de non-rétroactivité de la loi qui permet de préserver la sécurité juridique des relations entre les parties ;
²¹ Article 2.1 du Décret ;
²² Malgré la rédaction de l’article 2.2 du Décret, qui fait référence aux « paragraphes précédents » concernant l’utilisation de la garantie légale pour le paiement du loyer, nous comprenons que cette mesure s’applique uniquement à la mesure de report temporaire et exceptionnel de l’article 2, et non à la suspension de l’article 1, comme indiqué ci-dessus ;
²³ Article 2.2 du Décret ;
²⁴ Article 2.2 du Décret ;
²⁵ Équivalent à deux (2) mensualités du loyer ;
²⁶ A l’exception des communautés autonomes de Navarre, la Rioja, les Asturies et la Cantabrie ;
²⁷ Article 36.1 de la Loi n°29/1994, du 24 novembre, relatif aux baux urbains.