L’Espagne est un des derniers pays européens à ne pas avoir régulé la théorie de l’imprévision (appelée par nos confrères juristes ibériques par son nom latin de clause « rebus sic stantibus »), qui permet au juge de modifier les dispositions contractuelles liant les parties lorsque survient une situation remettant en cause de manière significative l’équilibre et la finalité du contrat.  Comme en France avant son inclusion dans le Code civil à l’occasion de la dernière réforme du droit des obligations en 2016, cette théorie était utilisée jusqu’alors de manière parcimonieuse par la jurisprudence espagnole.

Cet état de fait n’a pas empêché la communauté juridique espagnole de recourir à la théorie de l’imprévision comme outil permettant à un cocontractant de demander la renégociation des conditions de son contrat lorsqu’il se retrouvait en difficulté pour exécuter ses obligations.

Les discussions ont été intenses et les avis divergents sur la disposition des tribunaux à utiliser cette théorie qui avait jusqu’ici été considérée comme « dangereuse » dans la mesure où elle permettait à un tiers (le juge) de modifier ce qui est « la loi des parties », à savoir les stipulations contractuelles.

Les premières réponses n’ont pas tardé, et permettent de pronostiquer que la jurisprudence espagnole utilisera de manière large la théorie de l’imprévision. En effet, deux décisions des tribunaux de première instance de Saragosse et de Madrid du 29 et du 30 avril dernier, et qui viennent d’être publiées, font droit aux prétentions de deux entreprises qui demandaient aux tribunaux, à titre de mesure conservatoire, d’empêcher leur cocontractant d’exécuter certaines clauses contractuelles, invoquant la théorie de l’imprévision.

Que retenir de ces décisions ?

Dans l’affaire de Saragosse, c’est un franchisé qui demandait au tribunal d’empêcher le franchiseur, une société du groupe Adidas, d’exécuter les garanties qui avaient été octroyées à cette dernière pour sécuriser les paiements dus par le franchisé dans le cadre du contrat de franchise. Les magistrats, dans une décision très succincte, ont estimé « qu’il est plus que probable que la situation économique dérivant des mesures de fermeture des établissements ouverts au public ait eu une incidence notoire sur le développement de la relation contractuelle des parties, qui est une relation synallagmatique ». Ils ont aussi considéré que l’exécution des garanties par le franchiseur (qui avait annoncé au franchisé son intention de procéder à cette exécution, du fait de désaccords antérieurs à la crise) pouvait mettre en péril la poursuite de l’activité du franchisé.

Dans leur décision, les juges font référence à la jurisprudence du Tribunal Suprême espagnol (équivalent de notre Cour de cassation) qui autorise l’application de la théorie de l’imprévision « lorsque l’altération des circonstances (…) est d’une telle magnitude qu’elle augmente de manière significative le risque de non-atteinte de l’objectif du contrat ». Ils considèrent par ailleurs que la crise du Covid-19 crée un « principe probatoire favorable » pour les demandeurs, basé sur la théorie de l’imprévision mais aussi sur le principe général de la bonne foi dans l’exécution des contrats.

Dans la seconde affaire, le plus grand groupe sidérurgique espagnol demandait au tribunal d’empêcher un groupe de banques syndiquées d’activer la clause de remboursement immédiat d’un prêt de 900 millions d’euros, pour non-paiement d’une échéance ou non-respect des ratios financiers.  L’intérêt de cette espèce est qu’elle crée un précédent en matière de prêts bancaires lorsque les débiteurs ne peuvent faire face à leurs échéances.  Les juges ont retenu que la capacité de remboursement des emprunteurs avait été calculée en fonction d’un plan de viabilité basé sur une activité du groupe qui pouvait varier mais « toujours dans une certaine normalité » ou dans le cadre « d’un scenario évoluant dans des standards habituels ».  Or, les magistrats ont souligné qu’il est « notoire que la situation provoquée par la pandémie du Covid-19 a provoqué une brusque chute de la production et de la demande et qu’il s’est produit une chute drastique des ventes » du groupe et qu’une « situation tellement exceptionnelle et inédite comme la paralysation de l’économie provoquée par le Covid-19 » avait affecté l’économie mondiale.

De ce fait, les juges ont considéré qu’était de mise une « nécessaire adaptation des institutions à la réalité social du moment » et une évolution doctrinale en faveur d’« une application normalisée »  de la théorie de l’imprévision au vu de la « crise économique actuelle qui aura des effets profonds et prolongés de récession économique et peut être considérée ouvertement comme un phénomène économique capable de générer une grave perturbation ou mutation des circonstances ».

Le tribunal a donc considéré que les circonstances étaient réunies pour que l’emprunteur demande et obtienne une modification des dispositions contractuelles de façon à ce qu’il puisse exécuter ses obligations sans mettre en danger sa survie.

Quelles conclusions tirer de ces premières décisions ?

Tout d’abord, que le séisme créé par le Covid-19 dans l’ensemble de nos sociétés aura des répercussions jurisprudentielles. En effet, les juges espagnols pourraient abandonner leur réticence traditionnelle à redéfinir un nouvel équilibre de la relation des parties, s’écartant par là même d’une application stricte des deux grands principes de droit selon lesquels le contrat constitue « la loi des parties » et le garant par son immutabilité de la sécurité juridique.

Il est à souligner que ces décisions, accordant des mesures conservatoires, ne statuent pas sur le fond. Toutefois, tout porte à croire que les juridictions du fond n’hésiteraient pas à modifier les dispositions contractuelles pour assurer la survie des acteurs économiques les plus affectés par ce tsunami social et économique qu’est le Covid-19.

Il faudra bien sûr être attentifs aux prochaines décisions qui seront rendues en matière d’imprévision, notamment celles qui se prononceront sur le fond, mais également à la position qu’adopteront les tribunaux s’agissant de l’autre concept de droit qui a agité la communauté juridique mondiale en ce début d’année : la force majeure. Ce concept avait été évoqué dans la seconde affaire, comme un moyen supplémentaire, mais a été balayé par les juges qui ne se sont pas prononcés sur ce concept.

Il est quoi qu’il en soit à parier qu’au niveau juridique, comme dans bien d’autres domaines, une nouvelle étape se profile, significativement différente, et que les tribunaux ibériques prendront à cœur de réinterpréter les concepts juridiques qui leur permettront de lutter, un tant soit peu tout au moins, contre les effets mortifères du virus.

Virginie Molinier
v.molinier@mbavocats.eu