Rompre au dernier moment des négociations contractuelles n’est pas toujours une option indolore. En effet, le droit espagnol (comme le droit français) considère que la rupture abusive des pourparlers peut engager la responsabilité de la partie adverse, si ladite rupture a des effets dommageables pour la partie qui subit cette rupture. Dans le cadre des transactions internationales, les parties investissent du temps, ainsi que des ressources économiques et humaines. Si, l’une d’entre elles se retire sans préavis, pour des raisons qui sont des prétextes, comment les autres peuvent-elles réagir face à une telle situation ?
Ce type de comportement peut entraîner des conséquences juridiques considérables en France ou en Espagne, car il constitue une faute de nature à engager la responsabilité précontractuelle, désignée en droit français comme en droit espagnol par l’expression latine « culpa in contrahendo ».
En France, après avoir fait l’objet d’une reconnaissance et construction jurisprudentielle, la responsabilité précontractuelle a été introduite expressément par le Code civil¹, tandis qu’en Espagne, cette responsabilité repose sur une doctrine bien établie et la jurisprudence. Toutefois, dans les deux pays, l’objectif est le même : protéger la partie lésée en lui permettant de réclamer le remboursement des ressources investies dans une négociation qui, pour des raisons indépendantes de sa volonté mais liées au comportement abusif de l’autre partie, n’a pas abouti.
Une présomption de bonne foi… à renverser
La partie ayant subi une rupture brutale doit démontrer deux choses principales :
- que la rupture était abusive (soit non motivée par un désaccord de bonne foi dans les négociations, mais par une volteface de son potentiel cocontractant qui n’avait pas bien analysé la situation, ou a trouvé une meilleure alternative, ou a fait durer les négociations de manière artificielle pour empêcher un concurrent de signer à sa place, etc.) et
- qu’elle lui a provoqué des dommages (mobilisation d’équipes internes, frais de voyages, frais de conseils – la perte d’une chance étant rarement accordée par les tribunaux).
Parmi les exemples jurisprudentiels les plus fréquents dans lesquels les tribunaux français et espagnols ont reconnu une responsabilité précontractuelle -et, par conséquent, un droit à indemnisation- figurent notamment le fait de donner la fausse impression de vouloir conclure le contrat, même sans intention malveillante ² ou le retrait d’une partie sans justifications alors que les négociations étaient pratiquement terminées³.
Que faire en cas de rupture abusive des pourparlers ?
Par conséquence, si vous êtes victime d’une rupture abusive des négociations, vous pouvez engager la responsabilité de l’auteur de la rupture et obtenir une indemnisation⁴, à condition de prouver⁵:
- le caractère abusif de la rupture,
- un préjudice certain, et
- un lien de causalité entre la rupture et ce préjudice.
Cette action est possible en France comme en Espagne, dans un délai de cinq ans à compter du fait dommageable⁶.
Toutefois, l’appréciation du caractère abusif sera déterminée par les tribunaux au cas par cas, et elle sera fondée sur les éléments de preuve disponibles.
Mesures préventives à envisager
Afin d’éviter un manque de preuves permettant de réclamer une indemnisation, il est fortement recommandé de procéder à la rédaction d’une lettre d’intention bien structurée, précisant l’objectif et les conditions essentielles de la transaction envisagée, avec des clauses de durée des négociations et d’exclusivité, ainsi que des clauses de loi applicable et de juridictions compétentes pour trancher les éventuels litiges nés durant la phase précontractuelle.
De plus, il est recommandé de documenter par écrit de manière rigoureuse chaque étape des négociations, afin d’éviter les malentendus et de se constituer des preuves de l’avancement des négociations et des intentions de chacune des parties.
L´hypothèse de la rupture abusive de négociations précontractuelles n’est pas une hypothèse théorique. Nous la rencontrons souvent dans notre pratique : dernièrement, pour une acquisition en Espagne d’un actif immobilier en rentabilité, le vendeur a informé notre client du fait que le locataire ne payait pas ses loyers et qu’il était avec lui dans une situation précontentieuse deux jours avant la date prévue pour la signature, alors que les négociations duraient depuis trois mois. Après l’envoi d’une mise en demeure, et de discussions entre avocats, le vendeur, auteur de rupture abusive, a indemnisé les frais de conseils de notre client.
Virginie Molinier et Paula Cutillas
¹ Article 1112 du Code civil français : « L’initiative, le déroulement et la rupture des négociations précontractuelles sont libres. Ils doivent impérativement satisfaire aux exigences de la bonne foi.
En cas de faute commise dans les négociations, la réparation du préjudice qui en résulte ne peut avoir pour objet de compenser ni la perte des avantages attendus du contrat non conclu, ni la perte de chance d’obtenir ces avantages. » ;
² Affaire « Monoprix » du 3 octobre 70 1972, arrêt de principe en la matière de culpa in contrahendo en France ;
³ L’arrêt de la Cour d’Appel de Barcelone du 4 mai 2021, évoque les principes doctrinaux de la culpa in contrahendo dans son jugement et dit : « Si, arrivées les négociations à un point où l’on pouvait raisonnablement attendre la conclusion du contrat, l’une des parties se rétracte sans motif justifié, elle est obligée de répondre envers l’autre des dépenses qu’elle a engagées et des pertes patrimoniales qu’elle a subies. » ;
⁴ La solution retenue par la Cour de cassation française et la Cours Suprême espagnole est une responsabilité précontractuelle pour initiation, poursuite, ou rupture fautive des pourparlers ;
⁵ Les trois (3) conditions établies pour déterminer l’existence de la faute dans la rupture des négociations sont compris tant par la jurisprudence française comme espagnole : arrêts De la Cours Suprême espagnole du 18 mai 1988, du 14 juin 1999 et du 16 décembre 1999. Cour d’Appel de Madrid le 25 février 2022. Arrêt de la Cour de cassation, Chambre commerciale, 11 janvier 1984, n° 82-13259 ;
⁶ Tant en Espagne qu’en France, le délai de prescription ordinaire pour demander la responsabilité extracontractuelle est de 5 ans (article 2224 du Code civil français et article 1902 du Code civil espagnol).