En début d’année, la presse s’est faite l’écho de la décision de Lactalis de sanctionner plusieurs producteurs de lait qui, dans le cadre de l’émission Envoyé Spécial du 13 octobre 2016 dénommée « Lactalis : le beurre et l’argent du beurre », avaient dénoncé la politique de prix dont ils s’estimaient victimes.
Cette sanction s’est matérialisée par l’envoi d’un courrier annonçant à ces producteurs que leurs relations avec Lactalis prendraient fin à l’issue d’un préavis de douze mois. Au-delà de l’émotion causée par cette affaire, il y a lieu de s’interroger sur la légitimité d’une telle décision d’un point de vue strictement juridique.
En préalable, rappelons que, indépendamment même des dispositions de l’éventuel contrat liant les parties, une entreprise ne peut rompre ses relations avec un partenaire économique sans respecter un préavis. Ce principe, posé par la jurisprudence depuis fort longtemps, figure aujourd’hui dans l’article L. 442-6 I 5° du Code de commerce. Lactalis était donc en droit de mettre un terme à ses relations avec les producteurs mais il lui fallait respecter un préavis, ce qu’elle a fait. A priori rien à redire donc. Une telle réponse est certainement hâtive.
D’une part, le préavis de 12 mois accordé par Lactalis pourrait être jugé insuffisant. En effet, la durée du préavis à respecter est déterminée par les tribunaux sur la base de différents critères, les deux principaux étant l’antériorité des relations et le poids de ces dernières dans l’activité du partenaire évincé. Or, en l’espèce, il semblerait que certains des acteurs concernés écoulent une part très importante de leur production auprès de Lactalis et ce, depuis plusieurs dizaines d’années. Seule une appréciation au cas par cas permettrait de se prononcer en la matière mais si ces données sont avérées un préavis de 12 mois semble bien court.
D’autre part, et surtout, nous pouvons nous interroger sur la licéité du principe même de la rupture, quelle que soit donc la durée du préavis accordé. La décision de Lactalis de cesser ses relations avec les producteurs constitue, nous l’avons vu, une sanction ; il s’agit d’une véritable mesure de rétorsion prise à l’issue de l’émission Envoyé Spécial. Si la faculté dont dispose une entreprise de mettre un terme à ses relations avec un partenaire relève de la liberté contractuelle et de la liberté d’entreprendre, et constitue donc un droit fondamental, encore faut-il ne pas abuser de ce droit. En décidant de sanctionner les producteurs ayant critiqué sa politique de prix, Lactalis n’a-t-elle fait qu’exercer son droit de se séparer d’un partenaire ou a-t-elle abusé de ce droit ? L’abus de droit, vieille notion jurisprudentielle, est généralement caractérisé par l’intention de nuire. Il y a abus de droit car celui-ci est exercé dans le but de nuire à autrui.
Si les tribunaux étaient saisis sur ce fondement, ils devraient donc répondre à cette question. Il serait prétentieux de préjuger de leur réponse ; la thèse de l’abus de droit paraît cependant sérieuse.
L’affaire Lactalis n’est pas sans rappeler un dossier, que le cabinet a traité, qui avait opposé une enseigne de la grande distribution à l’un de ses fournisseurs déréfencé au motif qu’il avait refusé de mettre un terme à la procédure qu’il avait intenté à l’encontre d’un autre distributeur depuis lors racheté par l’enseigne en cause. Ce déréférencement constituait lui aussi une mesure de rétorsion : l’enseigne avait clairement justifié le déréférencement du fournisseur par le refus de ce dernier de mettre un terme à la procédure en cours à l’encontre du distributeur qu’il avait racheté. Les tribunaux avaient alors retenu l’abus de droit.
Pour conclure, nous rappellerons que le producteur évincé est en droit de demander des dommages et intérêts en réparation de son préjudice tant sur le fondement du préavis que sur celui de l’abus de droit. S’agissant du préavis, l’évaluation du préjudice est généralement aisée ; il est égal à la perte de marge sur la durée du préavis non accordé. La réparation du préjudice causé par l’abus de droit est plus délicate puisque c’est la rupture elle-même qui est sanctionnée. Dans l’affaire visée ci-dessus, la solution que nous avions défendue et qui avait été retenue par les tribunaux avait conduit à l’octroi de dommages et intérêts fort conséquents et sans commune mesure avec ceux qui peuvent être alloués sur le fondement du préavis.
M&B Avocats