Depuis le 19 avril 2022, le site internet de Deliveroo France affiche la mention suivante :

« Par jugement en date du 19 avril 2022, la SAS Deliveroo France, prise en la personne de ses représentants légaux entre avril 2015 et décembre 2017, a été condamnée pour le délit de travail dissimulé au paiement d’une amende délictuelle de 375 000 euros et à indemniser au titre des préjudices subis les livreurs qui se trouvaient être en réalité ses salariés. »

Ce n’est pas la première fois que la justice reconnaît aux livreurs de plateformes numériques telles que Deliveroo la qualité de salarié, et ce alors même que le contrat signé était un contrat de « prestation de services » et que le livreur était inscrit en tant qu’auto-entrepreneur.

En effet, dès 2018, la Cour de cassation avait reconnu à un livreur de la plateforme Take Eat Easy le statut de salarié en considérant que le lien de subordination était caractérisé, en particulier en raison de l’existence d’un système de géolocalisation des coursiers. Cette décision avait d’ailleurs fait l’objet d’un article de notre part (accessible ici).

Depuis cet article, les décisions de justice en matière sociale à l’égard des plateformes numériques se sont multipliées, sans pour autant converger dans le même sens.

Le lien de subordination dans le secteur des plateformes numériques toujours débattu par les juridictions sociales

Depuis son arrêt de 2018, la Cour de cassation a confirmé sa position, notamment par un arrêt du 24 juin 2020 (pourvoi n° 18-26.088) dans une affaire opposant à nouveau la plateforme numérique Take Eat Easy et l’un de ses livreurs. Cette décision a, en toute logique, été appliquée par la Cour d’appel de renvoi (arrêt de la Cour d’appel de Paris du 16 décembre 2021, affaire n° 21/00726).

Cette dernière a estimé que le lien de subordination était caractérisé en raison de l’existence d’horaires de travail précis et d’une série de pratiques obligatoires (posséder un vélo, un casque, un smartphone chargé avec l’application Take Eat Easy allumée, contrôler le contenu de la commande, etc.), de la mise à disposition de matériel, de l’existence d’un système de géolocalisation permettant de contrôler la position du livreur et de la mise en place d’un système de bonus ainsi que de sanctions (« strikes ») en fonction du comportement des livreurs.

Sur ce dernier point, la Cour a conclu que ce système de sanctions, « pouvant aller jusqu’à l’arrêt de l’activité, décidé par la seule autorité de la société Take Eat Easy, est incompatible avec la liberté et l’autonomie qui caractérisent l’auto-entrepreneur. »

À l’inverse, dans deux arrêts concernant les plateformes numériques Deliveroo et Stuart, la Cour d’appel de Paris a considéré que les livreurs étaient bien des auto-entrepreneurs et ne pouvaient prétendre à la qualité de salarié.

Dans l’affaire Deliveroo (arrêt de la Cour d’appel de Paris du 7 avril 2021, affaire n°02/846), la Cour a estimé que les indices rapportés par le livreur concernant l’exécution de sa prestation ne caractérisaient pas l’existence d’un lien de subordination. Parmi ces indices, le livreur invoquait notamment l’obligation de respecter des pratiques vestimentaires et d’enregistrer les jours de congés sur un logiciel, la possibilité pour Deliveroo d’opérer une retenue tarifaire en cas de mauvaise exécution ou d’absences injustifiées et l’existence d’un système de géolocalisation.

Sur ce dernier point, et à l’inverse de ce qui avait été retenu dans les affaires Take Eat Easy, la Cour d’appel a considéré qu’un tel système était inhérent au service demandé et ne pouvait s’assimiler à un système de contrôle hiérarchique.

Dans l’affaire Stuart (arrêt de la Cour d’appel de Paris du 15 février 2022, affaire n°19/12511), la Cour d’appel de Paris a statué dans le même sens.

Afin de conclure à l’absence d’un lien de subordination, la Cour a notamment tenu compte du fait que le livreur était libre de décider de ses périodes de travail, de refuser une prestation, de choisir ses fournisseurs de matériel ainsi que le mode de transport utilisé, la zone géographique souhaitée pour exercer son activité et, surtout, qu’il avait la possibilité de travailler pour d’autres plateformes numériques, ce qui était le cas en l’espèce puisqu’il travaillait également pour Uber Eats et Deliveroo.

S’agissant du système de géolocalisation, la Cour a, là aussi, considéré qu’il ne permettait pas à lui seul de caractériser un lien de subordination : il permettait uniquement d’assurer le bon déroulement de la prestation et ne pouvait s’assimiler à un système de contrôle hiérarchique.

Sans entrer dans le détail exhaustif de l’ensemble des décisions rendues par les juridictions sociales sur les travailleurs de plateformes numériques, l’on peut affirmer que l’existence d’un lien de subordination ne dépend pas du secteur d’activité ou du modèle économique adopté mais bien des éléments de fait soumis à l’appréciation des tribunaux, et que les indices permettant de caractériser l’existence d’un lien de subordination peuvent être appréciés différemment.

La reconnaissance par les juridictions pénales de l’existence d’un lien de subordination dans le secteur des plateformes numériques : une situation inédite

Le 19 avril 2022, le Tribunal correctionnel de Paris a condamné la société Deliveroo pour délit de travail dissimulé à 375 000 euros d’amende, ainsi que deux de ses anciens dirigeants à 12 mois de prison avec sursis, 5 ans d’interdiction de gérer une entreprise avec sursis, ainsi que 30 000 euros d’amende, pour avoir fait travailler plusieurs milliers de livreurs, de 2015 à 2017, en tant qu’indépendants alors qu’ils auraient dû être salariés.

En outre, la société Deliveroo a été condamnée à verser des dommages-intérêts aux syndicats et aux anciens livreurs s’étant portés partie civile.

En l’espèce, le Tribunal correctionnel a considéré que le statut de travailleur indépendant des livreurs était un habillage juridique fictif qui ne correspondait en rien à la réalité de leurs conditions de travail.

La présidente du Tribunal a notamment relevé que le recours à de faux indépendants générait nécessairement une situation de concurrence déloyale avec les salariés déclarés ainsi que les entreprises concurrentes qui respectent la loi.

Si les décisions en matière sociale dans le domaine des plateformes en ligne sont aujourd’hui très nombreuses, c’est la première fois, en France, qu’une plateforme numérique de livraison de repas est condamnée par une juridiction pénale.

La société Deliveroo a décidé de faire appel du jugement de première instance.

S’il est difficile, pour le moment, de se prononcer sur la portée de ce jugement, il est certain que la condamnation d’une plateforme numérique par les juridictions pénales constitue un pas de plus vers la reconnaissance du statut de salarié des livreurs de plateformes numériques.

Vers une présomption de salariat pour les travailleurs de plateformes numériques ?

Le procès Deliveroo s’inscrit dans une réflexion globale sur le statut des personnes travaillant pour les plateformes numériques, généralisée au niveau européen tant les acteurs économiques adoptant ce modèle d’entreprise sont de plus en plus nombreux dans les différents Etats membres.

C’est dans cette optique que la Commission Européenne a, le 9 décembre 2021, émis une proposition de Directive européenne instituant une présomption de salariat à l’égard des travailleurs de plateformes numériques.

Plus particulièrement, le projet de Directive dispose, en son article 4, qu’un travailleur de plateforme numérique sera présumé comme étant salarié de la plateforme lorsque sa situation remplira au moins deux des critères suivants :

  1. La plateforme détermine le niveau de rémunération ou en fixe les plafonds ;
  2. La plateforme exige du travailleur qu’il respecte des règles impératives spécifiques en matière d’apparence, de comportement envers le destinataire du service ou d’exécution de travail ;
  3. La plateforme supervise l’exécution du travail ou vérifie la qualité des résultats, notamment par voie électronique ;
  4. La plateforme, notamment au moyen de sanctions, limite la liberté du travailleur pour organiser ses conditions de travail, en particulier sa liberté de choisir ses horaires de travail ou de repos, d’accepter ou de refuser des prestations ou de faire appel à des sous-traitants ou à des remplaçants ;
  5. La plateforme limite effectivement la possibilité pour le travailleur de se constituer une clientèle propre ou d’exécuter des prestations pour un tiers.

Les plateformes pourront renverser cette présomption mais elles devront, pour ce faire, rapporter la preuve qu’il n’existe pas de relation de travail.

Bien sûr ce projet de Directive, avant d’être adopté, doit encore être discuté au sein du Conseil et du Parlement européen. Il est donc fort probable que des modifications y soient apportées.

Toutefois, dans l’hypothèse où la présomption de salariat serait retenue, sa transposition en droit français impliquerait un renversement de la charge de la preuve. En effet, en l’état actuel du droit, c’est au travailleur indépendant, présumé non salarié, de rapporter la preuve de l’existence d’un lien de subordination juridique permanente à l’égard de son donneur d’ordre lorsqu’il revendique l’existence d’un contrat de travail (article L. 8221-6 du Code du travail).

De son côté, l’Espagne a déjà franchi ce pas en adoptant, par la Loi du 12/2021 du 28 septembre 2021, la Disposition Additionnelle n°23 au Texte refondu de la Loi sur le Statut des travailleurs (Estatuto de los trabajadores) qui instaure une présomption de salariat dans le secteur des plateformes numériques de livraison (cette disposition avait fait l’objet d’un article de notre part, accessible ici).

L’adoption de cette disposition fait suite à des années de débat jurisprudentiel devant les différentes juridictions espagnoles sur le statut des livreurs travaillant pour des plateformes numériques (nous en parlions déjà dans nos précédents articles, accessibles ici et ici).

Peut-on, dès lors, anticiper un prochain aménagement, en droit français, des règles de preuve relatives à l’existence d’un contrat de travail pour les travailleurs au service de plateformes numériques ?

Affaire à suivre…

Maud Thiry

M&B Avocats