Google, Spotify, SalesForce, …, à l’heure de la COVID-19, de nombreuses sociétés décident de pérenniser volontairement le télétravail de leurs salariés, indépendamment des mesures sanitaires recommandées ou imposées. Les salariés pourraient ainsi télétravailler depuis l’étranger (résidence secondaire, espace de coworking, location de vacances, …). Cependant, le télétravail en Espagne d’un salarié d’une entreprise française ou en France d’un salarié d’une société espagnole n’est pas sans conséquences. Outre les aspects liés au droit du travail (question de la loi applicable, charte télétravail, tickets restaurants, …), le télétravail à l’étranger peut entraîner la caractérisation d’un établissement stable dans le pays concerné et, par suite, une imposition des bénéfices de l’employeur dans ledit pays. Bien que les taux d’impôt sur les sociétés en France et en Espagne soient similaires depuis le 1er janvier 2022, la caractérisation a posteriori d’un établissement stable dans un autre pays entraîne très souvent de fortes pénalités fiscales (par exemple une majoration de l’impôt sur les sociétés de 80% pour activité occulte en France) et il est donc nécessaire de reconnaître et de déclarer l’établissement stable au plus tôt.
Dans quels cas le télétravail peut-il entraîner une imposition à l’étranger pour les entreprises françaises ou espagnoles ?
Dans les relations entre la France et l’Espagne, le lieu d’imposition de l’entreprise est déterminé par chaque législation nationale¹ ainsi que par les stipulations de la convention fiscale conclue entre la France et l’Espagne² (la « Convention »), basée sur un modèle de convention de l’Organisation de Coopération et de Développement Economiques (« OCDE »).
La Convention ne prévoit pas spécifiquement le cas d’un télétravailleur à l’étranger. Cependant, elle prévoit que tout établissement stable dans l’un de ces États sera imposé dans cet État. L’administration fiscale de l’État dans lequel télétravaille une personne vérifiera donc si la situation de télétravail peut être qualifiée d’établissement stable afin d’appliquer une imposition dans son État. Un établissement stable peut être qualifié (1) en cas d’existence d’une installation fixe d’affaires ou (2) en cas d’existence d’un agent dépendant (salarié ou non) concluant habituellement des contrats ou jouant habituellement le rôle principal menant à la conclusion de contrats pour l’entreprise³.
- Imposition à l’étranger en cas d’existence d’une installation fixe d’affaires
Une installation fixe d’affaires peut notamment être constituée par un siège de direction, une succursale, un bureau, une usine ou un atelier lorsque ces installations ne sont pas uniquement utilisées pour des activités préparatoires ou auxiliaires ou pour stocker des marchandises (article 5 paragraphe 4 de la Convention⁴).
Afin de savoir si le télétravail d’un salarié à domicile peut être qualifié d’établissement stable, le Secrétariat de l’OCDE a publié en avril 2020 et janvier 2021 des orientations utiles dans le cadre du télétravail durant la COVID-19⁵. Pour être considérée comme un établissement stable, l’installation fixe d’affaires doit ainsi présenter un certain degré de permanence et être à la disposition de l’entreprise. Si ces critères n’étaient en principe pas remplis lors des périodes de confinement ou de télétravail imposées par les États en raison du caractère exceptionnel de ces mesures de lutte contre la Covid-19, la situation pourrait évoluer à mesure que le temps passe et que la Covid-19 persiste.
De fait, il est à noter que les dernières recommandations de l’OCDE datent du 21 janvier 2021 et que le caractère exceptionnel de la COVID-19 devient discutable, quasiment deux ans après son apparition, au regard des mesures mises en place ayant pour but de cohabiter avec la COVID-19 (vaccination, tests, quarantaine, …). L’exception liée à la COVID-19 ne devrait donc pas s’appliquer aux entreprises pérennisant le télétravail de leurs salariés à l’étranger, en l’absence de mesures sanitaires recommandant ou imposant le télétravail.
A ce titre, l’OCDE prévoyait déjà dans ses orientations de janvier 2021 que si le critère de permanence pouvait être rempli du fait du maintien du télétravail à domicile après le terme de mesures sanitaires recommandées ou imposées, le facteur déterminant consisterait à savoir si l’entreprise a imposé au salarié le travail à domicile (notamment via l’absence de mise à disposition d’un autre local). A ce titre, l’OCDE indique que lorsqu’un travailleur transfrontalier exécute la majeure partie de ses tâches à partir de son domicile situé dans un État et non à partir du bureau mis à sa disposition dans l’autre État, il convient de ne pas considérer que son domicile est mis à la disposition de l’entreprise lorsque ce n’est pas l’entreprise qui a exigé que le domicile soit utilisé pour l’exercice de ses activités. L’administration fiscale espagnole a récemment fait sienne cette approche de l’OCDE : elle a reconnu qu’un salarié ne peut pas constituer un établissement stable de son employeur lorsque ce dernier a décidé unilatéralement de télétravailler dans un pays étranger, que son employeur a un bureau à sa disposition dans l’autre état et que son employeur n’a remboursé aucun frais lié à l’utilisation de sa résidence comme bureau et ne lui a pas non plus accordé un supplément de rémunération à ce titre⁶.
En résumé, si les administrations fiscales françaises et espagnoles suivent les orientations de l’OCDE, le caractère continu du télétravail et l’absence de mise à disposition par l’entreprise d’un autre local au télétravailleur pourraient caractériser l’existence d’un établissement stable via une installation fixe d’affaires (hors cas exclus par l’article 5 paragraphe 4 de la Convention).
- Imposition à l’étranger en cas d’existence d’un agent dépendant (salarié ou non) concluant habituellement des contrats ou jouant habituellement le rôle principal menant à la conclusion de contrats pour l’entreprise
Un établissement stable peut également être reconnu lorsqu’une personne agit dans un État pour le compte d’une entreprise et ce faisant conclut habituellement des contrats ou joue habituellement le rôle principal menant à la conclusion de contrats qui, de façon routinière, sont conclus sans modification importante par l’entreprise, et que ces contrats sont :
- au nom de l’entreprise ; ou
- pour le transfert de la propriété de biens appartenant à cette entreprise ou pour la concession du droit d’utiliser de tels biens ou des biens que l’entreprise a le droit d’utiliser ; ou
- pour la prestation de services par cette entreprise⁷.
La Convention ne vise donc pas seulement le signataire du contrat ou son mandataire mais également toute personne (salarié ou non) jouant un rôle important dans la conclusion des contrats, étant précisé que sont notamment visés les contrats conclus sans réelle négociation et/ou ne nécessitant pas de modification importante de l’entreprise (exemple : un contrat d’adhésion conclu avec un client).
Néanmoins, des cas d’exclusions sont prévus et un établissement stable ne sera ainsi pas caractérisé lorsque les activités réalisées par la personne se limitent aux activités exclues à l’article 5 paragraphe 4 de la Convention à savoir des activités auxiliaires ou préparatoires ou liées à la livraison ou au stockage de biens⁸ ou s’il s’agit d’un agent indépendant agissant dans le cadre ordinaire de son activité⁹.
En pratique, l’OCDE rappelle que, comme pour l’installation fixe d’affaires, un certain degré de permanence est nécessaire pour reconnaître que les activités réalisées par l’agent dépendant constituent un établissement stable. Ainsi, ce degré de permanence ne serait pas caractérisé lorsque la personne travaille dans l’État concerné du fait des mesures de santé publique recommandant ou imposant le télétravail pour une durée déterminée. Toutefois, l’OCDE rappelle qu’une approche différente devrait être adoptée si l’agent concluait déjà habituellement des contrats avant la COVID-19.
Par ailleurs, l’OCDE indique qu’un établissement stable pourrait être reconnu si l’agent conclut habituellement des contrats après la pandémie. A ce titre, l’ampleur et la fréquence des contrats seront analysés, étant précisé qu’un degré de permanence est généralement reconnu au-delà de six mois et que l’activité de l’agent ne doit pas se borner à un caractère préparatoire ou auxiliaire (ainsi, une activité de simple promotion ou publicité n’aboutissant pas directement à la conclusion de contrats ne peut pas constituer un établissement stable). L’administration fiscale espagnole a également récemment fait sienne cette approche de l’OCDE¹°.
En résumé, une attention toute particulière devra donc être accordée aux salariés télétravailleurs gérant des comptes clients (account manager) et aux salariés ou non-salariés (membre du conseil d’administration, consejero delegado, …) disposant d’un pouvoir de négocier ou de conclure des contrats afin de savoir si un établissement stable peut être reconnu par l’administration fiscale compétente (hors les cas d’exclusion prévus par la Convention).
Enfin, le risque d’imposition à l’étranger de bénéfices de l’entreprise du fait de l’existence d’un établissement stable n’est pas le seul risque potentiel lorsqu’un salarié travaille depuis l’étranger : l’imposition personnelle du salarié peut également être impactée¹¹.
Si ces orientations générales donnent un certain nombre d’informations, une analyse au cas par cas demeure nécessaire. Les équipes françaises et espagnoles de M&B Avocats demeurent à votre disposition si vous souhaitez connaître plus précisément votre situation, celle de votre entreprise ou celle de vos salariés en cas de télétravail à l’étranger.
Alexandre Pelletier et Gabrielle Théry
M&B Avocats
¹ Notamment via l’article 209 du code général des impôts pour la France et la loi 27/2014 du 27 novembre 2014 sur l’impôt sur les sociétés en Espagne.
² Convention conclue en date du 10 octobre 1995 entre la France et l’Espagne, telle que modifiée à compter du 1er janvier 2022 par la convention multilatérale pour la mise en œuvre des mesures relatives aux conventions fiscales pour prévenir l’érosion de la base d’imposition et le transfert des bénéfices.
⁴ La Convention prévoit qu’il n’y a pas d’établissement stable si :
- a) il est fait usage d’installations aux seules fins de stockage, d’exposition ou de livraison de marchandises appartenant à l’entreprise ;
- b) des marchandises appartenant à l’entreprise sont entreposées aux seules fins de stockage, d’exposition ou de livraison ;
- c) des marchandises appartenant à l’entreprise sont entreposées aux seules fins de transformation par une autre entreprise ;
- d) une installation fixe d’affaires est utilisée aux seules fins d’acheter des marchandises ou de réunir des informations pour l’entreprise ;
- e) une installation fixe d’affaires est utilisée aux seules fins d’exercer, pour l’entreprise, toute autre activité de caractère préparatoire ou auxiliaire ;
- f) une installation fixe d’affaires est utilisée aux seules fins de l’exercice cumulé d’activités mentionnées aux alinéas a à e, à condition que l’activité d’ensemble de l’installation fixe d’affaires résultant de ce cumul garde un caractère préparatoire ou auxiliaire.
⁵ Orientations en date du 3 avril 2020 et du 21 janvier 2021 :
⁶ Rescrit nºV0066-22 du 18 janvier 2022.
⁷ Article 5 paragraphe 5 de la Convention.
⁸ Article 5 paragraphe 5 de la Convention.
⁹ Article 5 paragraphe 6 de la Convention.
¹° Rescrit nºV0066-22 du 18 janvier 2022.
¹¹ L’administration fiscale espagnole s’est récemment prononcée sur un cas de télétravail en France et a fixé les critères permettant de déterminer le régime d’imposition en cas de télétravail (voir le rescrit V2960-21 du 22 novembre 2021 rendu par la direction générale des impôts espagnole – https://petete.tributos.hacienda.gob.es/consultas/?num_consulta=V2960-21).
Laisser un commentaire